lundi 31 août 2009

Le Grand maître du Grand-Orient de France :
Les valeurs émancipatrices de la République

Alors qu’en France et en Europe, la polémique sur la burqa, le voile et la laïcité, que l’on croyait calmée, revient sur le devant la scène avec une acuité inédite, avec l’arrivée d'une élue voilée au parlement européen, sanctuaire de la démocratie, et l’éclosion de diverses pétitions contre la burqa sur le web, il nous a semblé utile de faire entendre la voix de l’un des défenseurs sereins des valeurs universelles de la République : le Grand Maître du Grand Orient de France : Pierre Lambicchi.

NS : Comment le Grand Orient se différencie-t-il des autres obédiences maçonniques ?

Pierre Lambicchi : Le Grand Orient de France est la puissance maçonnique la plus importante et la plus ancienne de France ; elle fait partie de la maçonnerie libérale adogmatique : contrairement aux autres obédiences maçonniques, il n’y a pas chez nous d’obligation de croire en Dieu, ni d’invocation à Dieu obligatoire dans nos loges. C’est certes une maçonnerie traditionnelle, avec ses rituels, mais son travail est toujours orienté vers la société. Ici, vous êtes dans le Temple de la République : liberté de pensée, de conscience, éducation.

NS : Quelles sont les origines de cette obédience ?

P.L. : Elle a été créée historiquement au XVIIIème siècle, par des personnes exerçant des professions libérales en Angleterre. Il n’y avait pas de sécurité sociale à l’époque et les accidents de travail étaient fréquents. Il s’agissait d’aider les femmes et les enfants des victimes. On se réunissait dans des tavernes. Des nobles se sont peu à peu joints à ces personnes pour les aider de leur expérience. Ils leur ont d’abord expliqué le système mutualiste. La maçonnerie des débuts était basée sur l’entraide : elle comprenait des coiffeurs, des maçons... Très vite, cette entraide s’est ouverte à la société dans son ensemble. Nous avons ensuite surfé sur l’élan de libération des esprits du XVIIIème siècle, qui nous a permis d’exploser.

NS : La Franc-maçonnerie s'est traditionnellement élevée contre toutes les formes d'obscurantisme et de fanatisme, représentées jadis par le catholicisme romain. Quelle est sa position actuelle face à l'intégrisme islamique ?

P.L. : Seule la maçonnerie du Grand Orient de France a combattu l’obscurantisme. La maçonnerie anglaise dite régulière a aidé les obscurantismes. Pinochet était un maçon de la grande loge du Chili, qui est une obédience régulière.

"Derrière la burqa, il y a des régulations incompatibles avec les droits de l’Homme."

Notre position est la même face à l’intégrisme islamique que face à tous les intégrismes. Nous sommes dans un pays laïque : toute forme de religion doit être confinée à la sphère privée. Dans les hôpitaux et les autres lieux publics, on doit se comporter de manière neutre afin de vivre ensemble en bonne intelligence. La République française n’est pas une juxtaposition de communautés mais une intégration de toutes nos différences pour en faire une positivité. Derrière la burqa, il y a des régulations qui sont inacceptables parce qu’elles constituent une atteinte aux droits de l’Homme.

Cela dit, dans toutes les religions, il existe une part de fanatisme et d’intégrisme. Ce qui me gêne dans l’intégrisme, c’est l’avilissement de l’être humain, cette portée politique qui considère que ce que je fais est bien, mais que ce que fait l’autre ne l’est pas.

"Tout le monde doit être placé au même niveau d’égalité."

Un diplomate de la commission onusienne est venu nous dire ici, en substance : 'Vous savez, l’universalité des droits de l’Homme est fonction des pays et des cultures et si la culture d’un pays, c’est de lapider la femme adultère, cette pratique fait partie des droits de l’Homme ; si vous ne l’acceptez pas, vous êtes raciste.' Je pose la question : qui de nous deux est le plus raciste ? Tout le monde doit être placé au même niveau d’égalité.

Je vis dans un quartier juif. Certains de mes collaborateurs juifs sont gênés par l’intégrisme d’une partie de la communauté juive. Leur message est : 'Je suis comme je suis : prenez-moi tel que je suis.' Or ce n’est pas là le but de la République française, une république d’intégration qui accueille tout le monde, pas assez sans doute, parce qu’elle les accueille sans les amener à la citoyenneté. Je connais des personnes qui sont arrivées en France il y a trente ans et qui ne parlent toujours pas le français, ne connaissent pas la loi française, ne s’habillent toujours pas comme des occidentales. C’est un échec. Ce n’est pas faire preuve de racisme que d’affirmer la nécessité de l’intégration. Les Anglais sont en train de revenir de leur modèle de juxtaposition, vous savez ! A force de ne pas regarder ce qui se fait dans les mosquées !

"Les lois anti-maçonniques ont été promulguées par Vichy pendant la guerre, avant les lois anti-juives. Nous sommes les premiers à avoir été persécutés : mes parents sont allés en camp…"

N.S : La Franc-maçonnerie et le judaïsme ont des objectifs différents et au fond divergents. Commet expliquez-vous alors le mythe du complot judéo-maçonnique ?

P.L. : Le grand maître adjoint pourrait mieux répondre que moi… Il se trouve qu’il y a beaucoup de Juifs en maçonnerie ! Le Grand Orient a été la première obédience à accepter les Juifs qui, à une époque, n’étaient pas admis. Il n’y a pas d’incompatibilité au Grand-Orient avec la pratique religieuse, du moment que l’on respecte l’autre : c’est une maison du respect de l’autre. Les lois anti-maçonniques ont été promulguées par Vichy pendant la guerre, avant les lois anti-juives. Nous sommes les premiers à avoir été persécutés : mes parents sont allés en camp…

Chaque fois qu’il existe un groupe dont on ne connaît pas trop les activités, il devient un bouc émissaire. Il faut quelqu’un qui stigmatise les malheurs dont on ne comprend pas l’origine. C’est difficile d’empêcher l’imaginaire collectif.

« Nous sommes très inquiets face aux débordements antisémites de l’ultra-gauche. »

N.S : La Franc-maçonnerie essaie-t-elle aujourd'hui de jouer un rôle dans le processus de paix au Moyen-Orient ?

P.L : Je me suis bien gardé de participer aux manifestations parisiennes sur la situation au Proche Orient : des manifestations pour la paix qui ont fini par brûler le drapeau d’Israël. Je me doutais bien que ça allait déborder. Nous sommes très inquiets face aux débordements antisémites de l’ultra-gauche. Cela dit, nous nous efforçons de ne pas prendre parti sur les questions politiques brûlantes de la région.

N.S. : Etes-vous en contact avec le Bnei-Brith ?

P.L : Ce qui m’embête, c’est qu’il n’y a que des Juifs au Bnei-Brith… Cela fait communautaire. Le Bnei-Brith a été créé par 9 maçons émigrés à New York car à l’époque, on n’initiait pas les Juifs. Aux Etats-Unis, il existe aussi des obédiences noires ! L’initiation des Juifs en France date de 1870.

Le langage néo-testamentaire de la maçonnerie, qui se base essentiellement sur l’Evangile selon Jean et se focalise non plus sur la construction de la Jérusalem historique mais sur celle de la Jérusalem céleste, en gêne peut-être certains Mais la « Parole » à laquelle elle fait référence implique le débat. [« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » ndlr]

« Dans la Charte du Hamas, la maçonnerie est au même rang que le peuple juif : bonne pour l’extermination. »

N.S. : Y a-t-il aujourd'hui des loges du Grand Orient en Israël et dans les pays musulmans ?

P.L : Il existe en Israël des loges du Grand Orient qui pratiquent une maçonnerie libérale adogmatique. Nous avons des loges libérales au Liban. Ils se réunissent dans le plus grand secret. Il existe une loge non libérale adogmatique en Egypte. Il y en a ailleurs aussi, mais je ne peux pas les citer car ce serait dangereux pour eux. Ils sont pourchassés. Vous savez, dans la Charte du Hamas, la maçonnerie est au même rang que le peuple juif : bonne pour l’extermination.

« Les religions ayant montré leurs limites, on constate un regain d’intérêt de la part des jeunes pour la maçonnerie »

N.S : La maçonnerie est-elle moins importante aujourd'hui qu'autrefois ?

P.L. : La Franc-maçonnerie est aussi importante aujourd’hui qu’au siècle dernier. On constate même un regain d’intérêt de la part des jeunes ; dans un pays où les religions ont montré leurs limites, où les grands blocs politiques ne développent plus de philosophie, il existe un lieu où des gens de toutes confessions, toutes origines, tous milieux sociaux peuvent parler et être écoutés. C’est le Grand Orient de France.

Au Grand Orient, on parle de citoyenneté, de politique, de défense nationale, de religion aussi, mais sans essayer de convaincre autrui de la supériorité de ses croyances. Nous avons notamment une loge du nom de l’Etoile, spécifiquement créée pour étudier le problème juif.

N.S. : La Franc-maçonnerie exerce-t-elle une influence sur la politique ?

P.L. : Aujourd’hui comme à l’époque de la Troisième République, de nombreux politiques sont maçons, mais ce n’est pas la maçonnerie en tant que telle qui joue un rôle politique. Il arrive que les politiciens viennent faire leurs conférences ici pour tester nos réactions. Parallèlement, je vais voir les politiciens pour leur dire : voilà ce que nous faisons actuellement et ce que nous pensons.

« Le projet qui me tient le plus à cœur est celui de la citoyenneté car je pense que le communautarisme est une véritable catastrophe »

N.S : Un projet qui vous tient particulièrement à cœur ?

P.L. : Nous avons élaboré un chemin d’accès sur la citoyenneté : un Livre blanc sur l’indépendance est en cours d’écriture ; la population vieillit en France, devient de plus en plus dépendante : il faut s’en occuper pour qu’elle conserve sa dignité humaine.
Décider de se faire initier, c’est décider de mener sa vie debout et libre. Celui qui est victime d’addiction, quelle qu’elle soit, n’est plus libre. Donc nous combattons aussi toutes les formes d’addiction. Le Grand-Orient a une commission à Limoges qui traite spécifiquement du problème de l’addiction.

Mais le projet qui me tient le plus à cœur est celui de la citoyenneté car je pense que le communautarisme est une véritable catastrophe en France. L’opposition des communautés ne peut mener à rien de bon. Il faut véritablement recréer ce que nous avons voulu créer avec la République française : des citoyens qui ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, qui appartiennent à la souveraineté nationale et font partie du même bloc national.

« On a subventionné des écoles non laïques qui ne forment pas des citoyens, mais des membres de communautés »

Pour moi, toutes les écoles religieuses sont de même niveau. L’école laïque est actuellement amoindrie parce qu’on a subventionné des écoles non laïques, qui ne forment pas des citoyens, mais simplement des membres de communautés. Je trouve aussi préjudiciables les écoles musulmanes que les écoles juives, qui ne mettent pas leurs éléments au contact des autres. L’école laïque a non seulement pour vocation d’apporter un savoir, mais une connaissance de la République, de former des citoyens, des hommes et des femmes capables de raisonner et d’user de leur libre arbitre. C’est le pari de l’école laïque. Ceux qui ne mettent pas leur enfant à l’école laïque ne font pas le choix de la société républicaine.

N.S : Faut-il enseigner les religions à l'école laïque ?

P.L. : Il ne devrait pas y avoir de sujet tabou : il faut parler des périodes noires : la Shoah, la colonisation. Il faut enseigner l’histoire des Hommes, mais pas les religions, qui n’en font pas partie. La religion est un phénomène personnel. Seule la partie exotérique des religions, qui a amené les hommes à se diviser, doit être enseignée. Les guerres de religions étaient en fin de compte des guerres de pouvoir.

« Avant d’expliquer les religions, il faut expliquer ce qu’est la République. »

Avant d’expliquer les religions, il faut expliquer ce qu’est la République. Il faut remettre l’accent sur l’éducation civique, expliquer que la République est une chose extraordinaire. Mais quand la République se réfugie derrière la religion pour assurer la paix dans certains quartiers, nous sommes en présence d'une véritable catastrophe. L’Etat républicain doit reprendre son droit complet.

« Cet hiver en Israël et à Ramallah, j’espère pouvoir rencontrer M. Netanyahu et M. Peres, ainsi que M. Abbas, et tous ceux qui voudront me voir. »

N.S : Vous venez cet hiver en Israël…

P.L. : Si je peux aider à la paix en me rendant cet hiver en Israël et à Ramallah, ce serait bien. J’espère pouvoir rencontrer M. Netanyahu et M. Peres, ainsi que M Abbas, et tous ceux qui voudront me voir.

Je connais bien Jérusalem et Tel-Aviv. Je suis allé travailler en 67 en Israël dans un kibboutz communiste proche la Mer morte : j’ai des souvenirs émus de cette période. Les kibboutznikim voulaient reproduire une société fraternelle où chacun prenait l’autre en compte. C’était beau ! Ils travaillaient dur… et m’ont fait travailler dur aussi !

« J’ai été élevé par des Juifs marocains »

En 95, je suis retourné à Jérusalem. J’ai trouvé la population plus religieuse que ce que j’avais connu… Vous savez, j’ai été élevé par des Juifs marocains, des gens qui travaillaient sur les marchés. La grand-mère récupérait les gosses après l’école. Je ne me suis rendu compte qu’ils étaient Juifs qu’en 79, quand elle est morte. J’ai voulu aller la voir et on ne m’a pas laissé entrer. Depuis, leur fils a fait son 'alyah'…

Propos recueillis par Nathalie Szerman pour le (c) Jerusalem Post

Photo : Pierre Lambicchi (à gauche)